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Collège Colette, Lyon
Extrait de la Traversée d’ Estelle Savasta

Le voyage et toi êtes venus en même temps dans le ventre de ta mère.

Un jour pour les filles, l’école à fermé.

Je n’ai pas compris pourquoi.

Un peu comme si les hommes étaient devenus des ogres.

Les femmes ont baissé la tête et pressé le pas.

Nous restons dans notre toute petite maison la plupart du temps.

Et puis c’est arrivé juste avant la nuit, sans prévenir.

C’est comme une claque sur la figure.

Et avec les claques, il n’y a rien à faire.

Juste attendre que le feu sur la joue s’éteigne.

Que l’humiliation et la colère fassent leur chemin.

C’est ma dernière nuit dans ce lit.

Le sommeil ne viendra pas. Le vertige est déjà là.

A la suite je dis la liste contre la peur et celle contre la tristesse,

la liste contre l’impatience et celle contre les choses

qu’on ne veut pas voir venir.

Elle Nour de mes yeux, pour ce voyage, il te faudra être un garçon.

Je n’ai ni le cœur ni le mot pour te dire ce qu’il arrive parfois aux filles.

Ce ne sont pas toujours des histoires d’enfants qu’il arrive aux enfants

Et puis, ici, une fille seule, on ne la laisserait jamais entreprendre le voyage.

Elle dit Nour de mes yeux, tu seras belle encore.

Elle dit tu seras beau.

Et puis tout repousse, les herbes, les envies, les branches

et même les cheveux.

Et là-bas, tu pourras porter le désordre sur ta tête si ça te plaît.

Tu seras belle ma grande petite, tu seras belle échevelée.

Je pars ce soir.

Nous nous efforçons de de tout faire pareil.

Et puis, tout s’accélère d’un coup.

On tape à la porte, trois coups.

 

II

Je ne me suis pas retournée.

Je ne l’ai pas regardée devenir de plus en plus petite.

Il y a des choses qu’on ne peut pas regarder disparaître aussi.

Et je sais qu’elle préfère ça comme ça.

Qu’elle ne me regarde que parce qu’elle sait que je ne me retournerai pas.

Le voyage a commencé à l’instant précis où je n’ai plus senti son regard dans mon dos.

Je me suis retournée.

La route avait avalé Youmna et notre lopin de jardin, notre arbre,

nos deux lits, nos quatre couvertures et nos quatre draps,

nos deux matelas et nos deux oreillers, notre natte,

nos deux casseroles et notre marmite, nos quatre assiettes et nos trois verres,

notre théière, nos douze ustensiles variés, notre peigne, notre brosse,

nos deux serviettes, notre valise verte, notre assiette en métal,

notre étagère et nos quatre livres. La route a tout avalé.

L’homme qui conduit a un sourire franc.

Il me dit n’aie pas peur, petit oiseau. Ça va aller.

Et là-bas c’est si beau que tu oublieras.

Alors je réalise que je ne sais pas où cette voiture m’emmène.

Je ne sais pas ce que je quitte et rien de ce qui doit advenir.

Le jour se lève.

L’homme au sourire franc dit que nous avons quitté le pays.

Je suis l’homme au sourire franc dans un café.

Nous nous installons tout au fond.

Puis il dit je m’en vais.

Attends ici. Ça ne devrait pas être long.

On va venir te chercher pour la suite du voyage.

Ne t’inquiète pas, ta mère a tout payé jusqu’à l’arrivée.

Ne t’inquiète pas.

La pendule crasseuse paresse.

Le temps s’étire comme un chat qui a trop dormi.

J’essaie de ne pas imaginer ce que serait ma vie

si personne ne venait jamais me chercher.

Ça doit bien arriver qu’on oublie un enfant dans un café

comme un panier de légumes au marché .

Il est entré.

Il est venu me chercher.

Il ne m’a pas dit bonjour et ne s’est pas excusé d’avoir 31h de retard.

Je l’ai suivi.

Dans le bus, il y a une place vide près d’un homme que je trouve

très beau parce qu’il n’a pas de barbe et que sa peu sur la joue a l’air douce.

Je m’assois près de lui.

Je ne sais pas si c’est bien d’avoir un père mais à mon avis,quand on tombe sur lui ça ne doit pas être trop mal.

Le bus s’arrête souvent. Des hommes montent. Ils portent des moustaches et des fusils. Ils montent et peuvent nous faire descendre.

Je ne sais pas ce qu’il se passe une fois qu’on est descendu mais à voir la tête qu’ils font tous,  si vous voulez mon avis, ça ne doit pas être de la rigolade.

En tout cas ceux qui sont descendus ne sont pas remontés. Au troisième arrêt, je fais semblant de dormir.Par la toute petite fente de mes yeux, je regarde les moustachus. Ils sont trous.Le plus petit regarde l’homme que je trouve très beau avec un air mauvais.

Il s’approche de moi. Mon cœur cogne si fort que ça doit se voir sous ma chemise. L’homme que je trouve très beau lui tend ses papiers avec beaucoup de calme  et passe son bras droit autour de mes épaules. C’est la première fois qu’un homme me touche. Le sujet c’est de savoir si les moustachus vont m’obliger à descendre avec eux. Il fait signe aux deux autres que l’inspection est terminée. Ils redescendent et le bus repart.

L’homme que je trouve très beau retire son bras. Il me sourit et me dit dans la langue de mon pays. Ils sont vraiment cons ces moustachus.

Je crois que sans lui j’aurais été fixée une bonne fois pour toutes sur ce qui arrive à ceux qui descendent. Le soleil n’est pas encore levé quand on vient me chercher. Ils sont cinq hommes. Le passeur et quatre autres, comme moi, en route vers ailleurs. Dans le milieu de la nuit, je reconnais un son familier.

C’est le bruit d’un homme qui tire sur un autre. Je ne vois pas de qui je peux être l’ennemi à la frontière de deux pays que je ne connais pas.

Nous courons comme des poules sans tête pendant un temps qui me paraît infiniment long. Puis les coups de feu s’arrêtent.

Nous nous arrêtons. Nous avons passé la frontière. Nous sommes sauvés. Il en manque un. Personne ne dit rien mais tout le monde l’a remarqué.

Il y a longtemps que nous sommes couchés quand nous entendons des pas.  Il est là. C’est pas des blagues : il est là.

Il a traversé. Il a dû tomber, il a dû se cacher, il a dû perdre notre trace et nous chercher. On n’en saura rien. On sait juste qu’il est là.

Je ris. Je ris comme une chèvre, comme une idiote, comme un chameau. Je ris de voir cet homme vivant. Je ris de l’être aussi. Le guide ne me fait pas signe de me taire. De ce côté de la frontière, on peut rigoler en paix. Dans une ville en bord de mer, j’attends mon prochain passeur.

Un soir, un très jeune homme m’attend devant l’hôtel. Il dit cesse de l’attendre, il ne viendra pas.

Je pars ce soir, si tu veux, viens avec moi.  Il dit sous le camion, le plus dur, c’est de tenir.  Nous attendons sur le bord de la route tapi comme des guerriers.  Il repère un camion rouge à l’arrêt. Il dit GO. Un jour je suis arrivée. Je veux dire j’étais là. Plus personne à attendre. Plus personne pour m’attendre non plus. Je marche des jours, des nuits,  des mois durant sans savoir ni vers où ni pourquoi. Je ne parviens pas à chercher celle qui m’a fait naître. Un jour, je rencontre une femme du nouveau pays. Elle m’emmène dans un endroit où,  pour la première fois que je suis partie, je peux raconter.

Un interprète traduit.  C’est douloureux mais c’est bon.

 

 

III

Je suis dans un foyer pour adolescents. Je vais à l’école. Dans la classe de Madame Prune, nous parlons douze langues différentes. Autant dire qu’il ne faut pas être à court d’idées et avoir les nerfs costauds. Un jour, tous ceux qui viennent d’ailleurs sont convoqués pour faire des radiographies des poignets et des hanches. On nous explique que c’est pour savoir notre âge. Ma nouvelle amie a le même âge que moi.  Elle me le jure elle pleure elle crache elle coule du nez.  Pourtant la radiographie dit qu’elle est majeure.  On donne raison à la radiographie même si tout le monde sait qu’elle se trompe souvent.

Mon amie quitte le foyer. Direction l’avion pour rentrer chez elle. Là où elle ne veut plus jamais retourner pour des raisons qui la regardent  et si vous voulez mon avis c’est suffisant. J’ai trop de colère pour être triste. J’ai dix-huit ans et tout se complique. Peut-être on me garde.  Peut-être on me renvoie.

C’est une sorte de loto où je ne choisis même pas les numéros. On remplit des papiers. Dans l’attente, il faut absolument éviter la police.

Et quand commence à la craindre, la police est partout. Dans l’attente, il faut aussi faire comme si de rien n’était et préparer la suite comme si on était sûr de rester. Une éducatrice me pose la question un matin.Je dis Je veux sortir les enfants du ventre de leur mère.

Elle dit sage-femme.  Ça s’appelle sage-femme. On m’inscrit dans une école. J’apprends des mots et des gestes techniques. Dans la force de ces jours d’apprentissage j’oublie un peu ma réalité. Mais elle me rattrape un matin par le col de mon manteau d’hiver. Majeure, sans papiers, je n’ai pas me droit d’être inscrite à l’école. Ça fait toute une histoire.Des élèves et des professeurs s’assoient pour moi devant l’école.  Des gens de partout écrivent au préfet.

Je ne les connais même pas. J’ai envie de disparaître. Ils ont été forts, ils ont réussi.  J’ai le droit de rester là.

Je passe l’examen de sage-femme comme on passe un chandail. Sans vraiment m’en rendre compte.

Je réussi.

C’est un jour plein. Un jour heureux.

Le premier jour de ma vie de femme.

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